vendredi 31 octobre 2014

Chronique de l'ère mortifère, de Frédéric Baal

Quelques critiques



Critique de Nicolas Maréchal




Vaincre le mal par la verve 



Elle fait mal, notre époque. Elle broie les hommes, elle les humilie, elle invente chaque jour de nouvelles formes à la vulgarité, et elle en jouit. Frédéric Baal, dans sa Chronique de l 'ère mortifère, nous plonge au cœur de cette douleur et de cette jouissance. Les premières pages prennent le lecteur par la main et le promènent dans un monde qui ressemble au nôtre après l'apocalypse - une errance presque nostalgique, au milieu des débris, des traces putrescentes d'une humanité qu'une voix se charge de faire revivre.

Car le titre ne ment pas : il s'agit bien d'une chronique. Peu à peu des lumières s'allument - de forts néons, bien entendu - et l'on entend le vacarme d'une fête. C'est le « grand bal carnavalesque du Cabaret de la Belle-Poule », où s'avancent d'étranges et pourtant très familiers personnages. Ils prennent la parole, s'en emparent comme les truands qu'ils ont toujours été. Il y a « Madame Tas-de-fer », qui part dans un long et torrentiel monologue, une tempête lyrico-bouffe vomissant une vision cynique, explosée et explosive, de l'histoire contemporaine, de l'économie, de la psychologie des masses, de l'écologie et de la politique en général : « N'est-il pas naturel aux misérables de consentir des sacrifices? »
Elle ne se laissera arracher la parole que par le « président-directeur général d'une société multinationale », qui lui aussi crachera ses vérités crues, ses fielleux conseils pour arnaquer son prochain, pour dominer, écraser, flatter, pour faire, encore et toujours, du fric. Il y a du Machiavel échevelé chez Baal, « c'est peu dire que nous établissons notre fortune sur la ruine d'autrui » ; il y a du Céline en grande forme et en colère, à la langue éruptive et libérée, souvent poétique, toujours agressive ; il y a du Verheggen, un plaisir des jeux de mots qui font sens et montrent que la réalité est une jeune fille faible qu'on peut pervertir comme on veut, « et qu’on ne me parle plus de Salman Rugir ! » ; il y a du Jérôme Bosch, une galerie jubilatoire et inquiétante de tout ce qui pourrit notre monde, des déguisements qu’on retourne, des rictus qui se déforment jusqu’à dévorer le lecteur dompté par cette « chronique de l'ère postrétroderniste... le nouvel obscurantisme... en avant, machine arrière toute ! »

Et puis il y a le coup de grâce : non contents de salir tout ce qui fait la société humaine, nos narrateurs délirants s'attaquent à ce qu’on espérait sauf : « j’ai formé le dessein d’être un artiste ». A travers leur voix, l’art et la littérature ne servent plus qu’à imposer la vanité des puissants et des rusés : « ne suffit-il pas de prendre la pose ? et surtout qu’on se le dise? »
Les chefs d'oeuvres sont revisités, réécrits, et bientôt on perçoit les gains qu’on pourrait tirer à traîner « Marcel Prose » en justice pour plagiat, ou à simuler « un malaise au cours d’un vernissage... on m’emporterait inanimé sur une civière... une performance médicale... »
Rien n’est épargné.

Frédéric Baal est bien connu dans le monde du théâtre. Il a fondé en 1970 le Théâtre Laboratoire Vicinal, avec son frère Frédéric Flamand. On le savait spécialiste de l’oeuvre de Reinhoud. On le découvre romancier avec sa Chronique de l’ère mortifère, un chant d'amour en creux à tout ce que l'homme a réussi de beau, une leçon d’ironie et de verve, qui laisse son lecteur décoiffé et un peu moins sûr de lui qu'avant - les devoirs de tout bon livre.
 Nicolas Maréchal




http://fr.calameo.com/read/003621924f208e524111f

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La créativité de Frédéric Baal est un acte de  rupture et de rébellion, un cri de rage et de détresse.


Critique de Annie Forest-Abou Mansour sur son blog littéraire "L'Ecritoire des muses", 10 mars 2014.

Dans son roman non roman, Chronique de l’ère mortifère,  Frédéric Baal, avec un large éventail de choix énonciatifs, tente de faire adhérer le lecteur à sa conception/déception de la société contemporaine. Les entraves des multinationales, les abus des soi-disant grands de ce monde, (Deux cent cinquante millions de dollars de bénéfice l’année dernière !... et net d’impôt ! … si nos esclaves du traire-monde ne travaillent pas pour nous, pour qui travaillent-ils donc, je vous le demande… nous tenons ces chiens en laisse !), les agissements mortifères des responsables des Etats, des élus  et de nombreux être humains égocentriques et égoïstes, vivant simplement le moment présent  sans penser à l’avenir, tels des chancres insidieux et proliférant, tuent la justice, la fraternité, l’égalité, l’art, l’écologie et asservissent l’être humain et son environnement : « L’usine salissait l’eau de la rivière. Poissons infectés. Sols pollués. Pêche et jardinage funestes. Tumeur dans l’estomac et cancer du poumon. Nettoyaient leurs installations et les œsophages des riverains. (…) Rassurez-vous, une mort restée inexpliquée s’explique par l’au-delà. Cercueil avec service après-vente ».

     Au cœur de pays fictifs, mais pourtant tellement vrais comme  « l’Anglepoterre », le lecteur découvre un décor dégradé, délabré : « (…) maisons chétives et maussades plantées à contre-jour. Tristes rues enténébrées. Immeubles gris de poussière.(…) Trottoirs que les pluies ont défoncés. Façade noircie du bureau de poste. (…) Carcasses de voitures blanchies par les fientes d’étourneaux ». L’esthétique du pourrissement (« Pommes pourries dans un cageot »), du délabrement est le substrat du texte.  Le lecteur observe l’effondrement du monde. La quasi-totalité  des termes de l’ouvrage connote l’idée de quelque chose qui s’achève, qui se meurt. Le liseur assiste à la décadence, à la déchéance de la société, à sa progression vers la servitude et le néant.

    La verve satirique de Frédéric Baal  accuse violemment et vertement une société injuste, inégalitaire et  tyrannique. L’auteur nous donne à entendre une « Mme Tas-de-fer », méprisante, arrogante, dominatrice, donnant des leçons de politique machiavéliques. L’esprit rempli de clichés colonialistes, racistes, sociaux, elle s’indigne que « nos indigènes ne sont plus ce qu’ils ont été… (elle a) peine à croire qu’ils veuillent s’affranchir de notre tutelle ». Les pauvres, êtres selon elle inférieurs,   responsables de leur pauvreté n’ont qu’à l’accepter : «ils exagèrent leur malheur…ils cèdent à la tentation du pathétique… mourir ! … un fait divers tellement banal !... d’ailleurs, la mort est à la mode… ne pouvaient-ils naître civilisés comme nous ? ». Frédéric Baal, à travers les propos  dédaigneux  de madame Tas-de-fer dénonce le libéralisme sauvage et ses inégalités : « j’ai un sens très vif de l’iniquité… (…) les rapines d’une classe restreinte prévalent sur les droits des travailleurs et la protection de l’environnement ! … nous n’en sommes pas à une infamine près !... » Non seulement la politique, mais aussi la culture, la religion sont  touchées par la décadence. La culture « anémiée (est) à la mode »,  « un aspirateur enfermé dans une cage en plexiglas » devient une œuvre d’art. Le plaisir de lire disparaît. Désormais avec les liseuses, « le devenir écranique », le lecteur ne cherche que l’information rapide : « la lecture fléchée… vous parcourez des yeux, introduit par une flèche, un très court extrait d’une œuvre (…) le New Roman Zappé »  et ces flèches « vous aident à traverser au pas de course les fragments nécessaires à l’intelligence – la plus limitée possible, rassurez-vous ». La langue et la réflexion s’appauvrissent alors, tuant tout esprit critique. Des  « théologiens criminels de diverses confessions interdisent à des milliards de mystifiés l’usage du préservatif… affaire à suivre dans les fosses communes du terrifié-monde ». Dans cette ère mortifère,  le mensonge et la corruption sont  de mise en politique  (« nous établissons notre fortune sur la ruine d’autrui »)  même au plus haut niveau de l’Eglise : « Nous couvrons nos manœuvres d’une apparence de légalité ». « L’Opressus Dei épaule les forces conservatrices… ». La débauche, l’immoralité, les abus d’influence, les injustices dominent notre époque qui se délite, sombre vers le néant. Comme le dit Frédéric Baal « la faucheuse rôde partout ». Les systèmes politiques, sociaux mortifères se banalisent et drainent l’homme vers sa perte.

    La parole de Frédéric Baal est l’écho tonitruant de sa penséeLa chair du mot exulte. Le rythme saccadé, les exclamations, les ruptures syntaxiques donnent une grande véhémence à son  texte. L’écriture de Frédéric Baal est marginale, de l’ordre de la transgression, de la révolte. Frédéric Baal bouleverse la syntaxe,   manie habilement la contrepétrie (« Alibabanque et les quarante valeurs », « La Fonpeine et Le conte de Rire ») joue avec les mots, les fait rimer entre eux : « systole et diastole ». Il multiplie  les néologismes (« une belle fumière »),  renouvelle les clichés, glisse des allusions historiques, littéraires, (« Babillage sans comptage n’est que ruine du parrainage » renvoie, par exemple à La Fontaine, « qu’en eussent dit Barbelé et Pelluchet… ? » à Flaubert,  « Tout est pour le mieux dans le milliardaire des mondes … » à Voltaire) use de l’anagramme, du sophisme. Il tricote l’esthétique (« nos demeures seigneuriales du XVIIIe siècle et de leurs salon au parquet de palissandre, desservis par des portes sculptées, meublés en Boule ou en Chippendale, parés de tableaux historiques, décorés d’armures et de trophées,  de tapisseries à ramages et de tentures de soie brochées d’or… » au grotesque,  mêle un langage recherché doté d’un vocabulaire rare, de verbes conjugués au subjonctif imparfait (« …mes entreprises ne fussent assombries par des revers, ne devinssent hasardeuses n’éprouvassent des vicissitudes … ») à un langage familier, parfois même vulgaire, insérant des phrases argotiques vieillies qu’il actualise par l’introduction d’une expression inattendue : « Je ne vais pas me faire bananer par une poire blette ! ». Le double sens de certains mots renforce l’ironie donnant à entendre la violence de la voix, de l’oral.

    La créativité de Frédéric Baal est un acte de  rupture et de rébellion, un cri de rage et de détresse. Elle sort des normes littéraires traditionnelles. L’écrivain sait que ce n’est qu’en dehors de la normalité qu’on peut pousser à la réflexion, à la liberté,  au changement et au respect des plus démunis. Frédéric Baal est un nouveau Céline (en ce qui concerne l’écriture), un nouveau Voltaire. Un livre à livre car une petite chronique ne peut en épuiser la richesse incommensurable.

http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2014/03/10/chronique-de-l-ere-mortifere-5319116.html


Extraits de l'Ere mortifère


« ... certains, par un prodige qu’on n’osait plus espérer de leur souffle court et de leur bouche pâteuse, me gratifient des pires injures pimentées de railleries acerbes !... je leur ai dit de parler meilleur et ils continuent à me tailler !... ils m’assaisonnent à l’envi !... m’agressent sévère !... (...) qu’ils déchargent leur fiel en propos haineux !... ils en seront pour leurs frais !... ils s’épuisent en efforts inutiles... me provoquer ?... qu’ils s’en gardent bien !... je me dérobe à leurs coups... j’ai la repartie facile... je suis preste à la réplique !... j’amène ces brochets au bout de ma ligne !... je les passe de loin en subtilités captieuses!... leurs saillies bouffonnes ne m’impressionnent guère... je ne leur tiens pas rigueur de leurs attaques, j’ai pris le parti d’en rire... il ferait beau voir qu’ils m’éreintent sans que je leur réponde... leurs raisonnements super balèzes, qu’ils disent, ne convainquent pas… tant s’en faut qu’ils m’empêchent de m’exprimer, qu’au contraire je leur coupe le sifflet !... »
Monologue de Mme Tas-de-fer, Chronique de l'ère mortifère, Frédéric Baal, Editions de la Différence, Paris, 2014.
« Chronique de l'ère mortifère » est disponible dans toutes les librairies traditionnelles et sur tous les sites internet de vente de livres (Fnac, Amazon...).
@peinture James Ensor

1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup la critique de Annie Forest-Abou. Elle a parfaitement compris que c'est de la transgression des codes normalisés que nait une œuvre originale. Une œuvre qui donne la voie, qui donne de la voix en dénonçant toute la morbidité de nos sociétés Ce lent mais inéluctable pourrissement de nos esprits dans lequel nous nous vautrons non sans une inquiétante complaisance. Et dans le même temps, ce n'est pas le moins étrange paradoxe, nous sommes de plus en plus nombreux à manifester notre répulsion. Mais tel un candidat au suicide, sur le bord de la corniche, fasciné par les 30 étages sous nos pas, qui semblent nous lancer un muet appel, notre corps (social) comme un pantin désarticulé gesticule en tous sens pour ne pas être happé par ce vide vertigineux.

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